À propos des sculptures de Stefan Rinck
Entretenant de toute évidence un rapport sans complexe avec l’histoire de l’art, Stefan Rinck reprend les formes d’expression figuratives de phantasmes inscrits dans la culture collective. Il ne se soumet pas pour autant aux gestes sémantiques traditionnels comme « La Jeune Fille et la Mort », « Le Marionnettiste », « La Chouette de la sagesse » ou « Le Singe imitateur », mais transforme les topoï par la force brute du travail de la pierre. Ainsi celle-ci peut-elle affirmer son indépendance ou sa capacité de résistance face à toute tentative de l’artiste de la dominer. Le langage de la pierre demeure solide, d’un entêtement protestant même. Si Luther avait sculpté plutôt que parlé, ses sculptures auraient ressemblé à celles de Rinck.
L’art de Rinck se risque à des écarts aventureux, des formes creuses et des asymétries extrêmes, comme s’il avait conclu un pacte avec la pierre pour qu’elle se tienne tranquille le temps d’une expérience. Elle semble pourtant bomber chastement le torse en levant à bout de bras sa banderole accusatrice : « C’est à cause de toi que je suis atrophiée ! ». Quelle accusation lancée par tous les blocs de pierre aux artistes ! Même Michel-Ange ne réussit pas à exploiter tout le potentiel qui sommeille dans la pierre à l’état brut. Malgré tout, Rinck réalise la prouesse de rendre la sculpture visiblement fière d’opposer à l’absence de vie de sa propre matière un membre dûment en érection. Eros et Thanatos est un chef-d’œuvre de conception sculpturale. La puissance de la forme donne vie à la pierre morte.
Depuis les fables de La Fontaine et les études de Gaspard Lavater (1741–1801) sur la physionomie, nous sommes habitués au grossissement du trait par la caricature et à voir du sens dans la déformation, de l’ordre dans le chaos et une forme dans l’informel. Les figures de singe sont particulièrement prisées dans les caricatures car le fondement des gestes, du mimétisme et des autres moyens d’expression est l’empathie, sentiment parallèle à l’imitation. Le singe est l’animal emblématique des peintres depuis que leur est attribuée l’imitation de la nature, comme est attribuée au singe celle des hommes. Dans les années 1990, Jörg Immendorff a créé un groupe de singes en bronze face auquel l’observateur se sent en empathie avec les animaux. Tout le monde sait que les propriétaires de chiens finissent par ressembler à leur animal. Avec le panorama des gestes culturels des chimpanzés proposés par Immendorff (ils montrent pour désigner, lisent pour enseigner, offrent pour menacer, professent des banalités pour ne rien dire…), nous accomplissons le « connais-toi toi-même » de la sagesse antique : nous nous reconnaissons mieux dans des animaux que dans nos congénères. Stefan Rinck élargit cette conception de la postériorité par l’antériorité, la spécification des hommes par leurs origines animales, avec le sarcasme nécessaire et la radicalité de pensée de celui qui est resté en rade dans l’évolution : l’homme. Ceci peut tout à fait être compris comme une vision de la mort – mort en tant que fin d’une prétention à un stade supérieur d’évolution. Death Vision, crâne où deux faisceaux de rayons optiques en forme de pyramides jaillissent des orbites, met en évidence cette auto-liquidation de l’homme qui cherche à survivre au-delà de la mort dans l’abstraction.
J’admire Stefan Rinck qui oppose courageusement aux forces anonymes et collectives de la certitude culturo-religieuse sa critique impuissante et son humour mordant. Plutôt qu’exploiter de vieux modes d’expression culturels et religieux pour sa seule gloire, il retourne sur le terrain de l’anthropologie. C’est une stratégie éprouvée de maîtrise de soi-même. Elle consiste par exemple à se demander dans quelle mesure il est aujourd’hui possible d’égaler l’inventivité des générations passées. Serait-on capable de passer du plan incliné à la roue qui tourne ? Pourrait-on inventer à nouveau le calendrier, les prévisions météorologiques ou l’astronomie, chasser les mauvais esprits ou construire une machine à vapeur – sans parler du fait que nous ne sommes même plus en mesure de comprendre les nouvelles inventions, à moins d’être spécialiste. De manière analogue, Stefan Rinck se demande si l’homme moderne serait capable d’activer les modes d’expression séculaires de la psyché et de l’intellect. Il le fait à ses propres risques, sans l’approbation protectrice de la religion et des institutions. Manifestement, ses sculptures n’attendent pas la bénédiction de monsieur le prêtre ni du critique d’art. Elles font l’effet d’une résistance souveraine contre le clinquant des cérémonies de louanges et de remises de prix. Cette attitude est fondée sur l’idée taboue que l’homme d’aujourd’hui porte en lui toute l’histoire de l’évolution de notre espèce. Ce n’est pas uniquement dans les actes de violence et la concurrence du marché que les comportements ataviques se manifestent. Les formes originelles du comportement expressif transparaissent même dans les vertiges amoureux et l’ivresse de la création artistique – par exemple chez les expressionnistes allemands qui ont remonté le temps vers ceux qu’on nomme primitifs. Chaque phylogenèse est un abrégé d’ontogenèse, ont établi les spécialistes de l’évolution, et Rinck nous dit : la production d’un artiste contemporain renferme les mêmes expressions du développement psychique et intellectuel que celles qui se sont manifestées dans la grotte de Lascaux ou sur l’île de Pâques. Ce qui signifie que chaque œuvre parcourt l’histoire de la production artistique de mille générations. Les sculptures de Stefan Rinck montrent qu’il y a un atavisme spécifique à l’art moderne, à la fois une barbarie du progrès et une primitivité du langage scientifique. Précisément ce que nous croyions avoir laissé derrière nous dans notre comportement, ou ce que nous avons dû abandonner au nom du progrès, se révèle indissociable du modernisme.
Bazon Brock
Extrait de l’essai publié dans la monographie Stefan Rinck par Lubok Verlag en 2016 et traduit de l’allemand par Daniel Fesquet
Bazon Brock (né en 1936) est un théoricien et critique d’art allemand. Egalement artiste multimedia, il a participé dans les années 1960 au mouvement Fluxus et à des happenings aux côtés de Joseph Beuys ou Wolf Vostell. En 1968, il inaugure pour la documenta IV « l’école du spectateur » qui connaîtra de nombreuses occurrences jusqu’en 1992. Il a occupé des postes de professeur à la Hochschule für bildende Künste de Hamburg, puis à l’Université des arts appliqués de Vienne et enfin à l’Université de Wuppertal.